La finance verte, c’est quoi ?
L’association « La finance pour tous » nous fournit la définition suivante :
La finance verte désigne l’ensemble des instruments financiers orientés vers le financement d’activités intégrant un objectif explicite de préservation de l’environnement.
La finance verte regroupe les activités et opérations financières œuvrant en faveur de la transition énergétique et de la lutte contre le réchauffement climatique. Contrairement à la finance « traditionnelle », elle intègre donc une portée environnementale, en plus de la recherche de la rentabilité économique.
La finance verte s’inscrit dans le cadre de la finance durable, son ambition étant de contribuer à la décarbonation de nos économies, au ralentissement du réchauffement climatique et au développement d’une économie durable pour l’environnement. Pour cela, la finance verte repose sur plusieurs instruments et mécanismes, tels que les obligations vertes, les labels ISR, les fonds verts ou environnementaux, la régulation ainsi que la politique monétaire et financière.
Alain Grandjean et Julien Lefournier ont écrit un livre très fourni sur le sujet de la finance verte . Ce livre est incontestablement à charge mais il a le mérite d’être extrêmement argumenté et pédagogique, malgré une technicité importante du sujet pour un public non initié aux mécanismes de la finance. En complément de cet article, une interview de Julien Lefournier sur Bon Pote permettra au lecteur de se faire une idée assez précise de la thèse de l’ouvrage, à défaut de lire l’ouvrage lui-même. Précisons par ailleurs que Julien Lefournier a travaillé pendant 25 ans sur les marchés financiers avant de quitter la banque et de devenir consultant. Quant à Alain Grandjean, c’est un économiste reconnu pour son expertise de la transition énergétique.
Il me semble intéressant de développer ici l’argumentation de cet ouvrage afin que chacun puisse mieux appréhender les rouages de la finance verte, et de la finance, plus généralement. Il nous servira donc de fil rouge mais nous y apporterons parfois des compléments d’information voire des nuances en particulier sur le sujet de l’ISR (Investissement Socialement Responsable). Enfin, nous essayerons de prendre de la hauteur pour analyser le rôle et les limites de la finance dans un univers économique imparfait.
La clef de voûte de la finance : la maximisation du couple risque – rendement
Selon les auteurs, ce qui guide la finance, c’est le paradigme risque – rendement. Plus un investissement comporte de risques, plus le rendement attendu est élevé, en compensation. Et inversement. Les acteurs financiers, tels que les fonds d’investissement, cherchent donc à évaluer ces risques le plus précisément possible. Une fois le niveau de risque établi, ils vont chercher les meilleures performances possible. Pour en juger, ils vont les comparer à des indices de référence qui comportent le même niveau de risque. Il ne suffit pas en effet de comparer les rendements entre eux. Cela n’a de sens qu’à un niveau de risque donné. Il s’agit donc bien, non de maximiser le rendement, mais de le maximiser pour un risque donné.
La thèse centrale d’Alain Grandjean et de Julien Lefournier, c’est que la finance verte n’échappe pas à ce paradigme. Or, un investissement réellement « vert » implique généralement des coûts supplémentaires ce qui réduit la rentabilité d’un produit financier vert par rapport à un produit financier conventionnel (une obligation verte par exemple), toutes choses égales par ailleurs. Ces coûts supplémentaires sont résumés sous l’appellation « prime verte ». Comme le coût des externalités négatives, environnementales ou sociales notamment, ne sont pas suffisamment prises en compte à l’heure actuelle dans la valeur économique [a]on notera que les externalités positives éventuelles d’un projet « vert », comme la reconstruction d’un puits de carbone par exemple, ne sont généralement pas plus prises en … Continue reading, une entreprises conventionnelle [b]comprendre, celles qui ne se préoccupent pas particulièrement des enjeux sociaux et environnementaux a moins de charges qu’une entreprise « vert-ueuse » (pour reprendre l’expression des auteurs) fournissant un service équivalent.
Les auteurs reprennent un exemple donné par Bill Gates à l’occasion du lancement de son dernier livre : c’est celui d’une compagnie aérienne qui passerait du kérosène à un biocarburant. Elle verrait ses coûts d’approvisionnement augmenter très fortement [c]de 141 % selon les auteurs. C’est cela, la « prime verte ». Selon moi, l’exemple n’est pas particulièrement bien choisi car les biocarburants posent de nombreux problèmes en réduisant la disponibilité des terres pour la production de denrées alimentaires, mais passons, le but étant simplement de fixer les idées [d]Les auteurs conviennent eux-même qu’une condition sine qua none pour parler d’investissement « vert » est de s’assurer que le projet est réellement vert..
Qui va payer la « prime verte »?
Un investisseur lambda n’a donc aucun intérêt à souscrire à un produit réellement vert à moins d’accepter de renoncer volontairement à une partie de sa rentabilité. Car c’est bien de cela dont il s’agit : contrairement à ce que veut nous faire croire la finance verte, on ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre, la rentabilité et la responsabilité (sociale, environnementale). Or, d’après des enquêtes du gérant d’actif Schroders, les investisseurs institutionnels mais aussi les investisseurs individuels, dans une moindre mesure, ont bien pour priorité des critères de performance financière. Ainsi, les institutionnels placent « le focus sur la durabilité de l’investissement » à la 9ème et avant-dernière place dans leur processus de décision d’investissement : 73 % des institutionnels (de 15 pays différents à travers le Monde) considèrent que ce critère a une influence de modérée à nulle . Quant aux particuliers (de 32 pays à travers le Monde dont la France), le critère « mon argent est investi dans des investissements durables » n’intervient qu’en 5ème position (sur 8) dans leurs décisions d’investissement . Si certains se préoccupent des facteurs de soutenabilité, ils n’envisagent pas pour autant que cela se fasse aux dépens la rentabilité. Qu’ils en aient conscience ou non, il s’agit d’une contradiction très importante.
Mais il y a un autre problème selon les auteurs : légalement, les banques ont une responsabilité fiduciaire par rapport à leur clients. Ils ne peuvent désavantager (comprendre en terme de risque – rendement) leurs clients, soucieux de souscrire à des produits verts. Ce coût supplémentaire (prime verte) doit être payé par quelqu’un. Si l’État ne crée par d’incitations particulières par des systèmes de bonus-malus par exemple, il n’y a aucune raison, que le produit réellement « vert » puisse fournir une rentabilité comparable à un produit conventionnel. Donc, sauf exception, pour respecter sa responsabilité fiduciaire, la banque (ou la société de gestion) ne peut proposer des produits réellement « verts » à ses clients, quand bien même certains d’entre eux seraient prêts à faire des sacrifices sur le rendement. Ou alors, à charge au client conscient et motivé de donner l’autorisation explicite à sa banque.
La tragédie des horizons
L’horizon de temps de la finance n’est pas compatible avec celui de la transition écologique. Il faut comprendre en effet que l’incompatibilité, vue précédemment, entre la recherche de performances financières et celle de responsabilité sociale et environnementale, est amplifiée par le procédé d’actualisation qui est utilisé pour évaluer les actifs financiers. Ce procédé permet de donner la valeur équivalente actuelle d’un revenu futur. En effet, 100 € aujourd’hui valent plus que 100 € dans un an pour la bonne et simple raison que, si vous placez vos 100 € aujourd’hui, ils vaudront davantage l’année prochaine grâce au taux d’intérêt de votre placement. Cela revient à dire qu’un revenu de 100 € l’année prochaine, n’ayant par définition pu être placé (puisqu’il n’existait pas encore aujourd’hui), vaut moins qu’un revenu de 100 € aujourd’hui. Et dans deux ans, il vaudra encore moins. C’est un peu comme si l’argent perdait de la valeur au fil des années : c’est ce qu’on appelle le « coût du temps ». Cette méthode permet de comparer des flux financiers (des revenus financiers par exemple) intervenant à des moments différents .
Pour actualiser un actif financier, il faut appliquer un taux d’actualisation. Ce taux d’actualisation est directement lié au taux d’intérêt du marché pour une durée comparable. Pour des durées longues, par exemple, c’est le taux d’intérêt des bons du Trésor (obligations émises par l’État) qui est choisi.
Toute la question est de savoir combien va vous rapporter votre placement au fil des années en comparaison de ce qu’il vous aurait rapporté si vous aviez acheté des bons du Trésor à la place. Dans une vision « actualisée », si le taux d’intérêt de votre placement est plus faible que celui des bons du Trésors, vous perdez de l’argent.
La formule de l’actualisation est la suivante :
VA = VF/(1+i)^n
Où VA correspond à la valeur actualisée d’un actif, VF sa valeur finale à une année n ; i est est ici le taux d’actualisation.
Sans surprise, plus le taux d’actualisation i est élevé, plus la valeur actualisée d’un revenu futur est faible. Et surtout, plus le nombre d’années sera élevée, plus la valeur actualisée d’un revenu futur sera réduite, et ce de façon exponentielle. C’est pour cette raison que les auteurs résument ce processus par cette formule : « l’actualisation écrase le futur ». Plus les gains sont lointains, plus ils sont faibles. Dans l’absolu, il est donc plus avantageux d’investir sur des durées limitées. Cela est vrai de la même façon pour la finance verte, celle-ci appliquant le même procédé d’actualisation dans l’évaluation de ses actifs.
Or, les projets verts, en plus de coûter plus chers immédiatement, peuvent mettre beaucoup de temps avant de fournir un retour sur investissement. Typiquement, la réduction des émissions de gaz à effet de serre aura bien sûr un impact positif en réduisant notamment les risques physiques (liés aux réchauffement climatique), donc financiers, sur les entreprises. Mais ces gains financiers lointains (ou perçus comme tels) sont écrasés par l’actualisation. Par contre, le coût immédiat d’investir dans un projet réduisant les émissions de gaz à effet de serre est tangible financièrement. A l’inverse, les risques physiques liés à des investissements « bruns » sont perçus comme étant lointains (en tout cas, bien au-delà de 10 ans) et ne viennent donc pas altérer le prix de l’actif. Il est donc beaucoup plus profitable financièrement d’enchainer des investissements (au meilleur rendement possible, à un risque accepté) sur des périodes plus courtes (5 ou 10 ans). La question des risques physiques ne se posera que lorsqu’ils se feront sentir dans un horizon inférieur à l’horizon d’investissement (10 ans maximum donc). Le temps financier n’est pas le temps écologique. C’est cela la tragédie des horizons.
Maximisation du rendement et vision de court-terme : deux éléments indissociables
Les auteurs nous font comprendre un point qu’il me semble intéressant d’exposer ici. Nous avons vu que les investisseurs souhaiter en principe maximiser leur rentabilité, donc leur rendement (à risque donné). Or, du fait du taux d’actualisation, ce sont les revenus générés les premières années qui comptent, comme on l’a vu. Obtenir des revenus élevés à partir de la 8ème ou 10ème année est impossible car ils sont écrasés par l’actualisation et ce d’autant plus que le rendement souhaité est élevé. Dit autrement, si un projet vert se met à porter ses fruits après 8 ou 10 ans, c’est trop tard. Le simple fait pour l’investisseur d’exiger des rendements élevés (typiquement, supérieurs à 10 %) implique donc qu’il est inscrit dans une vision court-termiste (qu’il en ait conscience ou pas).
Les limites du désinvestissement des actifs « bruns »
Les auteurs soulèvent un autre point qu’il me semble important d’expliquer ici. Il faut savoir que les marchés financiers sont structurés en un marché primaire et un marché secondaire. Le marché primaire correspond à la première mise sur le marché de titres émis par les entreprises : les entreprises vendent une partie de leur capital (actions) ou de leur dette (obligations) à des investisseurs. Ensuite, ces titres (actions, obligations) peuvent être revendus ultérieurement sur le marché secondaire à d’autres « investisseurs » (des épargnants en réalité) qui eux-même pourront les revendre sur ce même marché. Le meilleur exemple est peut-être celui de la Bourse où de nombreux acteurs achètent et revendent diverses actions cotées. Concrètement, cela veut dire que l’achat d’un titre sur le marché secondaire ne profite pas à l’entreprise émettrice mais bien au vendeur du titre. Le titre va passer de main en main mais sans que cela n’apporte de nouveaux capitaux à l’entreprise qui l’a émis initialement.
Pour mieux comprendre, prenons l’exemple des particuliers qui souhaitent (et peuvent) « investir » (placer, en réalité) sur les marchés financiers. La plupart du temps, cela se passe sur le marché secondaire. Le particulier-épargnant va placer de l’argent sur des supports financiers, typiquement des fonds, proposés par leur établissement financier (une banque ou une assurance-vie par exemple). Passons sur le fait que la composition de ces fonds est plus ou moins précisée (part d’obligations, part d’actions, thématiques, quelques exemples d’entreprises) mais certainement pas de façon exhaustive (on ne connait pas la liste détaillée, et dans quelles proportions, des titres qui les composent). Ce qu’il faut retenir, c’est que le particulier-épargnant n’a aucune idée des émissions primaires (de réels investissements donc) auxquelles ces fonds participeront, si tant est qu’il y en ait.
Cela a des conséquences directes les marges de manœuvre d’un « investisseur » particulier qui se voudrait responsable en se séparant de ses actifs « bruns » : s’il vend, c’est que quelqu’un achète. Cela n’a aucun impact sur l’entreprise qui a émis ces actifs « bruns ».
Un actif vert ou brun rentable trouvera toujours un preneur, comme une banque financera (presque) toujours un actif vert ou brun satisfaisant ses critères de rentabilité. Sur un marché, s’il y a un vendeur, c’est qu’il y a aussi un acheteur. C’est la limite du « désinvestissement ». Il faudrait fermer les centrales thermiques à charbon, pas les vendre.
En poussant plus loin de ce raisonnement, on s’aperçoit que pour avoir un impact il faudrait que ce comportement vertueux devienne la norme, c’est-à-dire qu’une majorité d’épargnants renonce à une portion de leur rendement (en payant de leur poche la « prime verte »). On peut imaginer qu’à cette condition, cela aurait quand même indirectement un impact sur le marché primaire et donc sur les émetteurs d’actifs « bruns » qui seraient désormais plus difficiles à revendre. Il semble malheureusement assez difficile de croire qu’une telle condition puisse être remplie à ce jour.
Le mythe des obligations vertes
Le sujet des obligations vertes illustre très bien ce qui a été décrit précédemment. Selon les auteurs, les taux de rendement des obligations vertes et standards d’un même emprunteur sont les mêmes. Pour l’expliquer brièvement, disons que ce taux de rendement est directement lié à la prime de risque qui comprend notamment le risque de crédit, c’est à dire de défaut éventuel de l’emprunteur dans sa capacité à rembourser les intérêts dus ou le nominal à l’échéance (plus le risque est élevé, plus on s’attend à un rendement élevé). Cette prime de risque n’est donc pas associé à tel ou tel projet, vert ou non, mais bien à la capacité de l’emprunteur de rembourser sa dette globale, qui peut comporter toutes sortes d’obligations, vertes ou non. Cela est du au fait qu’il existe juridiquement un principe de solidarité entre les prêteurs obligataires en cas de défaut de l’emprunteur.
En résumé, on peut dire que, sur le marché obligataire primaire, on finance essentiellement un emprunteur, plutôt qu’un projet particulier.
Or, nous avons vu qu’il y avait généralement un surcoût (la prime verte) de financement associé aux projets verts. Ce surcoût pourrait être compensé si l’émetteur de l’obligation verte (l’emprunteur, le porteur de projet vert) pouvait transférer ce surcoût (au moins en partie) à l’acheteur de l’obligation verte (le prêteur) via une baisse du rendement de l’obligation. Mais nous avons vu que cela n’était pas possible. Il faut donc soit que l’emprunteur accepte de lui-même de prendre en charge ce surcoût, soit que la puissance publique (l’État, la région) l’incite à le faire via un système de bonus-malus par exemple (ce qui revient à dire que la puissance publique accepterait de prendre en charge une partie du coût). Quoiqu’il en soit, en l’absence de telles incitations financières de la puissance publique, l’obligation verte n’apporte aucun avantage par rapport l’obligation standard. Concrètement, le même projet aurait tout aussi bien être pu être financé par une obligation standard. On est donc dans un exemple typique d’écoblanchiment (greenwashing). L’obligation verte n’est rien d’autre qu’une obligation standard repeinte en vert. Au mieux, elle pourrait aiguiller l’investisseur sur des projets verts. Encore faut-il faire confiance aux émetteurs d’obligations vertes concernant la verdeur de leur projet. En effet, il faut savoir qu’il n’y a aucune réglementation concernant l’appellation « obligation verte ». Ce sont en fait les émetteurs eux-mêmes qui décident que telle obligation est verte (en suivant certains principes décrit dans les « Green Bond Principles » de l’ICMA [e]International Capital Market Association. Mais ces « Green Bond Principles » ne sont que des « lignes directrices d’application volontaire ». De plus, les auteurs nous rappelle qu’un détenteur d’obligation verte (contrairement à un actionnaire), n’a aucun droit de regard particulier, ni sur le projet vert financé, ni sur l’entreprise en général.
Alain Grandjean et Julien Lefournier font une analogie intéressante qui pourra aider à la compréhension. Prenons un acheteur (l’acheteur correspond à l’émetteur de l’obligation dans notre paragraphe précédent) qui hésiterait entre un véhicule électrique (un projet « vert »[f]ce point est discutable mais prenons le pour acquis ici) et un véhicule thermique. Le prêt qu’il pourrait contracter auprès de sa banque [g]la banque correspond à l’investisseur dans notre paragraphe précédent est le même pour les deux véhicules. Si l’acheteur choisit finalement le véhicule électrique, il va payer de sa poche le surcoût. Un bonus accordé par l’État pourra lui permettre d’abaisser ce surcoût. Mais la banque, elle, n’a pas renoncé à son bénéfice. Ce prêt pourrait s’appeler « vert » si on voulait, parce que le projet d’achat est « vert », mais en fait, ce serait juste un prêt comme un autre.
L’exemple controversé de l’Investissement Socialement Responsable (ISR)
L’Investissement Socialement Responsable (ISR) est un autre exemple intéressant. Des études indiquent que les fonds ISR performeraient mieux que les autres. Selon les auteurs, il s’agirait en fait d’une vue de l’esprit. Il est possible en effet que sur une période restreinte (une année par exemple), les fonds ISR obtiennent de meilleurs performances. Par exemple, avec la pandémie de la Covid-19, les valeurs pétrolières ont subi des impacts très forts en raison du ralentissement de l’activité économique. Certains fonds ISR, moins dépendants de ces valeurs pétrolières, ont ainsi mieux résisté à la crise . Mais il s’agit d’une situation conjoncturelle. Les fonds ISR incorporent plus de contraintes (extra-financières) que l’univers d’investissement dont ils font partie. Ces produits ISR doivent satisfaire les mêmes contraintes financières en terme de risque-rendement que les autres produits financiers de l’univers d’investissement. Structurellement, il n’y a aucune raison que les fonds ISR aient des performances meilleures que les fonds conventionnels. La reprise économique en 2021, dopée notamment par les valeurs pétrolières, n’a pas favorisé les fonds ISR . Sur le temps long, tout cela se rééquilibre donc.
Les auteurs répondent ensuite à l’assertion selon laquelle les critères ESG favoriseraient des entreprises moins risquées que le marché, car plus attentive aux risques environnementaux et sociaux : si cela était vrai, n’importe quel investisseur aurait intérêt à souscrire à ce type de produits (à rendement équivalent), pas tant dans un souci de responsabilité que dans un souci de rentabilité. C’est tout le paradoxe de la finance qui se soucie uniquement de la rentabilité. Elle tient compte des risques mais pas suffisamment à long terme. Pour résumer, les risques de transition (futures réglementations, évolutions technologiques liées à la lutte contre le réchauffement climatique) paraissent encore aujourd’hui plus concrets aux acteurs financiers, dans leur ensemble, que les risques physiques (dommages liés au réchauffement climatique) et de responsabilité (poursuites judiciaires par les victimes du réchauffement climatique).
Cela étant dit, il n’est pas interdit de penser que les analystes financiers classiques sous-estiment les risques liés au réchauffement climatique et autres problèmes écologiques (comme la perte de biodiversité) par rapport aux risques de transition. Les banques, par exemple, ne semble pas tellement s’en préoccuper dans les faits : selon Mediapart, 90 % des pratiques ne seraient que partiellement ou pas du tout conformes aux attentes réglementaires de la BCE concernant la mise en place de systèmes internes d’évaluation des risques climatiques auxquelles elles seraient exposées .
Un quart seulement des établissements se sont dotés d’indicateurs clés pour suivre et piloter la performance de leurs différents métiers, portefeuilles et produits, notamment pour évaluer leur exposition aux groupes fortement émetteurs de CO2. Pas plus d’un cinquième des banques ont défini un indicateur clé pour les risques environnementaux. Et un certain nombre n’ont rien fait du tout.
Les analystes financiers traditionnels semblent également moins bien percevoir d’autres types de risques (réglementation, réputation, marché) que ceux incluant des critères extra-financiers.
« L’ISR amène un éclairage différent de la partie financière, explique Arnaud Faller, directeur général délégué en charge des investissements de CPR Asset Management. Il nous permet par exemple d’avoir des alertes sur des points qui n’étaient pas pris en compte par l’analyse financière classique et de pouvoir en tenir compte ». À la clé donc notamment, une meilleure identification des risques ESG, afflue Cesare Vitali, responsable de la recherche ESG et du développement ISR chez Ecofi : « Il y a plusieurs catégories de risques qui ne sont pas forcément considérés par l’analyse financière mais qui peuvent par contre être plus facilement captés via une analyse ISR. On parle par exemple des risques de réglementation (…), de réputation (…) ou encore de marché, avec des clients qui sont de plus en plus vigilants concernant les caractéristiques sociales et environnementales des produits ».
Mais Alain Grandjean et Julien Lefournier font un autre reproche aux fonds ISR. Ils ne seraient pas si responsables que cela car auraient pour la plupart simplement une approche avec « intégration ESG ». Ainsi, l’univers d’investissement ISR ne serait pas très différent de l’univers d’investissement classique. Il serait simplement un peu réduit, les sociétés ayant de trop mauvaises notes concernant les aspects ESG (environnemental, social et de gouvernance) étant exclues. [h]Précisons au passage que ces notations ESG sont établies par des agences de notations et se basent sur des éléments essentiellement qualitatifs fournis par l’entreprise elle-même. Or les fonds de ce type peuvent, selon les auteurs, conserver jusqu’à plus de 90 % de l’univers de départ, afin de rester dans les clous du paradigme risque-rendement. Ainsi, on peut retrouver sans problème une société comme Total dans de nombreux fonds ISR car Total bénéficie d’une note ESG au-dessus de la moyenne.
D’où le succès de l' »intégration ESG » qui est un « ISR light » dans une version compatible avec la maximisation du risque-rendement – donc quasiment vidé de sa substance »
Une étude de Reclaim Finance sur 442 fonds commercialisés en France dont 36 labellisés ISR corrobore cette analyse . Pour cette étude, les auteurs ont établi 5 listes d’entreprises « aux pratiques environnementales et sociales les plus critiquables » :
- les entreprises les plus émettrices de gaz à effet de serre (GES) ;
- par exemple : Total, Shell ou BP
- les entreprises aux pratiques particulièrement néfastes ou lacunaires en matière de droits humains ;
- par exemple : Amazon, Starbucks, Prada
- les plus grandes entreprises fabricantes d’armes ;
- par exemple : Lockheed Martins, Rheinmetall, Safran
- les entreprises significativement impliquées dans le secteur du charbon et / ou participant à son expansion ;
- par exemple : RWE, Fortum, Uniper
- les entreprises ayant été récemment impliquées dans des scandales majeurs.
- par exemple : Bayer, Novartis, Lafarge
Or, sur 36 fonds labellisés ISR étudiés, la plupart sont exposés à divers degrés à des entreprises sélectionnées (sur ces listes) :
Sur 36 fonds labellisés ISR étudiés, seulement deux ne contiennent aucune entreprise sélectionnée et celles-ci sont significativement présentes dans plus de la moitié des fonds labellisés ISR. Certains fonds labellisés affichent même une exposition particulièrement forte : 3 financent au moins 80 entreprises sélectionnées et 6 sont exposés à plus de 20% à ces entreprises.
Les éléments qui précèdent sont donc importants à avoir en tête pour toute personne qui peut et souhaite investir sur des fonds ISR : ce n’est pas une garantie absolue malheureusement, loin de là. Cela étant dit, il existe une autre approche complémentaire concernant l’ISR dont Alain Grandjean et Julien Lefournier ne parlent pas (ou plutôt en parlent au passé). Cette approche, c’est celle de l’exclusion : il peut s’agir d’une exclusion sectorielle (tabac, armement, jeux d’argent, charbon notamment) ou d’exclusions ciblées sur des entreprises controversées (Bayer ou Volkswagen pour ne citer que deux exemples) ou encore une sélection plus stricte concernant les notations ESG. Une autre approche est celle de l’engagement actionnarial : on investit volontairement dans des sociétés « brunes » mais en espérant les faire changer de l’intérieur. Ces deux approches très différentes peuvent tout à fait faire sens en fonction des sensibilité de chacun. Donc, si vous envisagez d’investir dans des fonds ISR, regardez ce qu’il y a dedans : s’agit-il uniquement d’une approche « ISR light » ou y a-t-il d’autres critères de sélection ? Lesquels ? Concrètement, quelles sont les sociétés qui composent principalement le fonds ? Si vous avez un mandataire qui gère vos fonds, quelle est sa politique de vote (lors des Assemblées Générales) ? Quelle est sa politique de sélection ?
De façon plus générale, si un investisseur souhaite vraiment se comporter de façon responsable, il devrait donc pouvoir accepter de prendre le risque d’une possible perte de rendement financier par rapport à des fonds conventionnels. En fin de compte, quelqu’un doit bien payer la « prime verte » qui correspond aux coût des externalités négatives sociales et environnementales. Si l’État ne le fait pas, si les banques ne le font pas, si les clients finaux des entreprises ne le font pas et si les investisseurs ne veulent pas le faire non plus, comment résout-on se ce problème ? Bien sûr, les auteurs nous ont bien expliqué que cet effort, s’il est n’est pas la norme, n’aura pas d’impact globalement, et d’ailleurs le principe de responsabilité fiduciaire l’en empêche en principe. Mais d’un autre côté, aucun changement ne sera possible, si personne ne veut faire le premier pas, si personne n’est prêt à renoncer à la moindre once de rentabilité. Mais un changement d’état d’esprit courageux, sans naïveté, peut inspirer d’autres personnes soucieuses de l’avenir qui à leur tour en inspireront d’autres. Et cela n’empêche pas de s’engager politiquement en parallèle afin que l’État joue aussi son rôle pour répartir la charge entre tous les acteurs (le contribuable, la banque, le client, l’entreprise). Quant au principe de responsabilité fiduciaire, ne faudrait-il pas le réformer pour dépasser le paradigme du risque-rendement ?
Les fonds Greenfin et Finansol : une lueur d’espoir ?
Il faut savoir que d’autres labels, plus exigeants, existent :
- le label Greenfin est dédié à la transition énergétique et écologique. Il exclut purement et simplement tous les fonds qui investissent dans le secteur nucléaire et les énergies fossiles. Si on pourrait débattre de l’opportunité ou non d’exclure l’énergie nucléaire du périmètre du label [i]vaste sujet : on ne le traitera pas dans le cadre de cet article, cela a au moins le mérite d’être clair.
- le label Finansol relatif aux fonds d’épargne solidaire qui finance des acteurs dont l’utilité sociale et / ou environnementale est reconnue par un comité indépendant issu de la société civile.
Selon Reporterre, les fonds labellisés Greenfin et Finansol représentent de l’ordre de 40 milliards d’euros (chiffre en croissance), à mettre en regard avec le montant total de l’épargne des Français qui dépasse les 6000 milliards d’euros ou encore avec les 546 milliards d’euros placés en 2020 sur des fonds ISR . C’est donc une proportion très faible mais c’est un début.
Sans économie responsable, il n’y a pas de finance responsable
La finance verte et la finance plus généralement catalysent de nombreuses critiques, on l’a vu. Mais on a beau jeu d’accuser la finance de tous les maux. Faut-il rappeler que la finance est avant tout un outil au service de l’économie réelle ? Éludons ici les critiques légitimes selon lesquelles la finance ne semble pas suffisamment au service de l’économie réelle [j]c’est un réel problème mais qui dépasse le cadre de cet article. Mais elle l’est au moins en partie. Et cette partie finance l’économie telle qu’elle est. Si un large pan de l’économie n’est pas responsable sur les plans social et environnemental, que peut faire cet outil, seul ? Imaginons un monde idéal où l’économie prendrait en compte intrinsèquement les impacts sociaux et environnementaux, soit une économie dans laquelle les coûts des « externalités négatives » seraient parfaitement comptabilisés (en admettant que cela soit possible) : ce qui coûte à l’environnement, à la société ou à l’humain coûte au portefeuille. Beaucoup de sociétés rentables actuellement ne le seraient tout simplement plus, et inversement. Et c’est tout naturellement que la finance financerait une économie responsable. Car tout ce qui ne serait pas suffisamment responsable ne serait tout simplement pas rentable. Plus besoin de finance verte. Il s’agit donc d’un problème éminemment politique : sans incitations (subventions, prêts), taxes, réglementations, normes, contrôles et sanctions dignes de ce nom, l’économie restera tout simplement hors-sol.
Les auteurs ne disent d’ailleurs pas autre chose :
Pour changer réellement l’allocation des liquidités en faveur de la transition dans le paradigme du risque-rendement, il y a une condition – déterminer ce que serait un actif véritablement vert – et seulement trois solutions : dégrader la rentabilité du « brun » (par exemple, via une taxe carbone significative, un durcissement des normes d’émission, une interdiction à terme, etc.), augmenter la rentabilité du « vert » (par exemple via des subventions, une fiscalité favorable) ou réduire le risque du « vert » (par exemple via des garanties d’État). Rien qui ne soit endogène aux marchés financiers.
D’aucuns diront qu’il s’agit d’une écologie punitive. Mais si la pédagogie est nécessaire et aussi à développer [k]c’est d’ailleurs la vocation de cette plateforme, nous savons très bien qu’elle n’est pas toujours suffisante. Quand une règle pour le bien commun n’est pas respectée, il doit y avoir sanction à la hauteur des enjeux, ni plus, ni moins. Cela est vrai pour l’écologie comme de tous autres domaines de la vie en société. Il ne s’agit donc pas d’écologie punitive mais d’une écologie efficace dans un esprit d’accompagnement et de justice. D’accompagnement, car il est indispensable de proposer des alternatives soutenables au regard des limitations induites. De justice, car tout le monde ne devrait pas être impacté de la même façon en fonction de ses revenus. La crise des gilets jaunes a montré par exemple à quel point ces deux aspects étaient importants.
Cela étant dit, en attendant l’avènement d’une économie, non plus hors-sol, mais bien ancrée dans la Terre et le Vivant, il n’est pas interdit de promouvoir une finance plus éthique. Comme cela a été dit plus tôt, il faut dans ce cas que l’investisseur / l’épargnant puisse consentir à une potentielle perte de rendement. Pourquoi pas. Mais il y a un autre problème plus ennuyeux : dans une économie « gris-foncée », plus un fonds souhaitera être responsable, plus il devra exclure un grand nombre de sociétés. Or, cela comporte un risque d’autant plus élevé pour l’investisseur / l’épargnant, surtout si ces sociétés « vert-ueuses » évoluent dans un environnement économique non propice à leur développement (par manque d’incitations politiques). Pourquoi l’investisseur accepterait-il de supporter un tel risque ? Si on peut imaginer inviter un investisseur à modérer son désir de rendement pour le bien commun, on peut difficilement lui reprocher de vouloir préserver son capital. De toute façon, si telle ou telle entreprise « vert-ueuse » n’est pas rentable économiquement (en raison d’un contexte économique défavorable au « vert-ueux »), quelle est l’intérêt d’investir si ladite entreprise est vouée à l’échec, malgré toutes ses bonnes intentions ? Il s’agit donc bien d’investir dans des sociétés responsables, au sens large, c’est-à-dire à la fois sur les plans social, sociétal et environnemental mais aussi sur le plan économique : dit autrement, il n’est pas raisonnable, ni même utile, d’investir « tout-blanc » (ou « tout-vert », comme on veut) dans une société « gris-foncée ». Tenant compte de ce principe de réalité économique, cela ne doit pas empêcher celles et ceux qui le peuvent d’investir « gris-clair » afin d’influer positivement les entreprises plus responsables que les autres. On a aussi le droit de faire le pari que, par la force des choses, le contexte va s’améliorer pour ce type d’entreprises.
De façon plus générale, on ne peut qu’inciter les épargnants à placer leur argent, de façon diversifiée, dans ce qu’ils connaissent et ce qu’ils comprennent, si besoin, par l’intermédiaire d’une personne de confiance qui peut les éclairer. Car c’est cela aussi, être responsable : comprendre ce que notre argent sert à financer et si cela est raisonnablement en accord avec nos besoins et avec nos valeurs.
Références
Notes de bas de page
↑a | on notera que les externalités positives éventuelles d’un projet « vert », comme la reconstruction d’un puits de carbone par exemple, ne sont généralement pas plus prises en compte dans le calcul |
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↑b | comprendre, celles qui ne se préoccupent pas particulièrement des enjeux sociaux et environnementaux |
↑c | de 141 % selon les auteurs |
↑d | Les auteurs conviennent eux-même qu’une condition sine qua none pour parler d’investissement « vert » est de s’assurer que le projet est réellement vert. |
↑e | International Capital Market Association |
↑f | ce point est discutable mais prenons le pour acquis ici |
↑g | la banque correspond à l’investisseur dans notre paragraphe précédent |
↑h | Précisons au passage que ces notations ESG sont établies par des agences de notations et se basent sur des éléments essentiellement qualitatifs fournis par l’entreprise elle-même. |
↑i | vaste sujet : on ne le traitera pas dans le cadre de cet article |
↑j | c’est un réel problème mais qui dépasse le cadre de cet article |
↑k | c’est d’ailleurs la vocation de cette plateforme |